Amérique latine,
dettes et dépendance financière de l’Etat
Pierre
SALAMA
Les
crises financières des années quatre vingt diffèrent profondément de celles des
années quatre vingt dix. Les premières s'expliquent essentiellement par
l'ampleur du service de la dette externe et l’obligation de le financer à partir
des ressources propres de ces pays. Les secondes ont pour origine des
contraintes financières externes extrêmement fortes. Dans les deux cas, le
développement de la finance concerne fondamentalement l’Etat. Il particularise
différemment les régimes de croissance des années quatre vingt et des années
quatre vingt dix.
Plus précisément, la relation finance – Etat est différente, sur de
nombreux aspects, de celles qui, privilégiant les entreprises, analysent les
effets de la finance et de la financiarisation sur leur fonction
d’investissement. L’approche de Mynski, opposant le prix d’offre de biens
d’investissement, où intervient le taux de rentabilité (de « mark up »
pour une interprétation Kaleckienne), au prix de demande, où joue le taux
d’intérêt, n’est pas très pertinente, malgré la richesse et l’originalité de
l’analyse. Pas seulement parce qu’en Amérique latine, le financement par le
crédit est relativement plus faible que dans les pays développés - ce qui ne
signifie pas qu’il soit négligeable -, mais surtout parce que la faiblesse du
taux de formation brute du capital s’explique en premier par le comportement
très souvent rentier des entrepreneurs, comportement lié à une structure des
revenus particulièrement inégale et ensuite par les opportunités offerte
d’opérer des arbitrages en faveur des investissements en portefeuille en raison
de taux d’intérêt particulièrement attractifs des bons du Trésor émis par le
gouvernement. Ces deux facteurs agissent
dans le même sens et limitent l’investissement à un taux particulièrement
faible, surtout si on le compare à celui des économies
asiatiques.
La
hausse des taux d’intérêt devrait se traduire par une baisse de la valeur des
actifs, une réduction consécutive de la demande de biens d’investissement
produisant une baisse des profits et une augmentation des charges d’intérêt. Une
crise financière de type Ponzi devrait se
produire. Pourtant, ce n’est pas le mécanisme le plus important. Il n’explique
pas la venue des crises financières pour l’essentiel en Amérique latine à la
différence probablement de pays asiatiques.
Ce
n’est donc pas l’écart entre le prix d’offre et le prix de demande qui détermine
le niveau de l’investissement, mais le contexte particulier dans lequel
agissement les entrepreneurs (inégalités fortes, taux d’intérêt élevés) qui
favorise leur comportement rentier. Dit autrement, la hausse des taux d’intérêt
agit indirectement sur l’investissement (coût plus élevé du crédit certes mais
surtout opportunité plus grande favorisant un trade off en faveur d’activités
financières). Les banques achètent, ou placent, des titres de la dette publique
et leur activité est de plus orientée vers cette fonction et de moins vers des
prêts aux entreprises. La crise financière est à mettre en rapport avec le
régime de croissance et la politique économique du gouvernement. C’est ce que
nous chercherons à montrer.
La
crise financière ne revêt pas la même signification dans les années quatre vingt
et dans les années quatre vingt dix. Dans les deux cas, elles semblent cependant
s’apparenter à une crise de type Ponzi appliquée à l’Etat : les ressources
du pays ne sont pas suffisantes pour financer l’entièreté du service de la
dette. Dans les années quatre vingt, le pays doit signer des lettres d’intention
afin d’obtenir des crédits « involontaires » qui compléteront l’effort
fait sur ses propres ressources, dans les années quatre vingt, l’accès aux
marchés financiers internationaux est de nouveau possible, ce qui n’exclut pas
d’ailleurs le recours aux crédits involontaires. Dans la première période, le
service de la dette génère une hyperinflation et une dette interne considérable.
La réduction du pouvoir d’achat est le fait à la fois de l’inflation et de la
crise économique. La paupérisation est alors absolue pour une part importante de
la population, la plus démunie. Dans le second cas, le service de la dette
s’effectue dans un contexte de reprise économique et de forte augmentation de la
productivité du travail. La dépendance financière conduit à une paupérisation
relative d’une part importante de la population, sauf dans les périodes où la
crise financière éclate où leurs revenus baissent. C’est ce que nous allons
montrer.
A.
La décennie perdue et la finance
« vicieuse »
L’essor des activités financières n’est pas, par nature, parasitaire.
D’une manière générale, les entreprises agissent dans un environnement
macroéconomique sur lequel elles ont en général peu de prise, et elles le font
également dans un contexte d'information incomplète. La complexité de la
production aujourd'hui augmente l'incertitude quant à la rentabilité des
projets. La couverture de ces risques nouveaux conduit au développement de
produits financiers également complexes. A ce titre, le marché financier – à
condition qu’il soit suffisamment grand et diversifié, ce qui n’est pas le cas
en Amérique latine -, peut permettre l'essor de technologies nouvelles et
assurer par conséquent la conversion de l'appareil de production vers la
fabrication de produits industriels de plus en plus sophistiqués en créant des
produits financiers adaptés au risque. Les exportations de produits complexes
nécessitent non seulement l'intervention des banques et le montage d'un
"package" financier complexe et original, mais aussi l'utilisation de produits
financiers dits dérivés devant couvrir une série de risques dont celui du
change. Ainsi la complexification du marché financier, quant à ses produits et à
leur jeu, est, dans une certaine mesure, la conséquence de la complexification
de la production. Cette complexification financière prend son envol avec la
libéralisation financière (décloisonnement, désintermédiation et
déréglementation). Elle a certes un coût, mais permet un profit supérieur à ce
coût. Le développement
de la finance, l’essor de produits financiers sophistiqués permettent donc in
abstracto le développement du capital car
le cycle du capital ne se déroule que si les activités financières
permettent au capital productif d’être valorisé. L'essor du secteur industriel
nécessite un développement plus que proportionnel du secteur financier. Il y a
basculement vers la « financiarisation » lorsque le développement de
ces activités obéit davantage à l'attrait des nouveaux produits financiers pour
eux-mêmes, plutôt qu'à l'objectif de diminuer des risques pris dans le
financement du productif. La financiarisation est le seuil à partir duquel le
financier, plus lucratif que le productif, se développe aux dépends de ce
dernier.
Le
secteur financier semble alors s'autonomiser du secteur productif. Comme
Janus, la finance a deux faces : un côté vertueux lorsqu’elle facilite
l’accumulation, un côté parasitaire lorsqu’elle se fait à son détriment. Ces
deux faces coexistent, l’une l’emportant sur l’autre et vice et versa selon les
périodes, l’environnement macro économique (distributions des revenus, types
d’insertion dans l’économie monde, rapports avec les économie développées et les
marchés financiers internationaux). Lorsque le côté vertueux l’emporte sur le
côté parasitaire, les activités financières peuvent être comprises comme les
activités de commerce analysées par Marx : elle sont « indirectement
productives ». Le développement de la finance est alors d’autant plus
vertueux qu’il génère une augmentation des patrimoines fictifs quand la
croissance de la capitalisation boursière est importante : l’augmentation
de ces patrimoines fictifs accroît la propension à consommer des ménages et
offre de ce fait un champ supplémentaire à la valorisation du capital productif.
Le taux d’investissement augmente et avec lui l’endettement, facilité par la
hausse de valeurs détenues part les entreprises et l’augmentation de leur
capitalisation boursière. Cet endettement finance certes une partie de la hausse
de l’investissement mais il est provoqué essentiellement par l’achat d’actifs à
des prix élevés lors des processus de regroupement. Dans ces l’essor de la
finance favorise une augmentation du taux de croissance. Nous sommes ainsi loin
d’une interprétation unilatérale concevant la relation finance industrie que du
point de vue de la ponction des profits industriels opérée par la
finance.
Ce
n’est pas ce cas de figure qui caractérise les années quatre vingt en Amérique
latine. Loin d’être « vertueuse », la finance devient
« vicieuse », « perverse ». Elle sécrète des rentes,
accentue les inégalités entre les revenus du capital et ceux du travail, mine
l’accumulation, limite la création d’emplois et favorise le développement d’une
société d’exclusion. C’est ce que nous allons voir.
1. Revenons rapidement sur
les premières crises financières : au début des années 80, le Mexique ne peut
plus payer sa dette. Les marchés financiers internationaux réagissent de manière
extrêmement brutale : les pays latino-américains, ainsi que plusieurs pays
asiatiques, ne peuvent désormais plus accéder aux crédits internationaux, sauf
s’ils signent une « lettre d’intention » avec le Fonds Monétaire
Internationale (FMI). Ils doivent dorénavant financer une partie substantielle
du service de leur dette à partir de leurs ressources intérieures tout en
négociant le report d’une autre partie, l’amortissement du principal, avec le
FMI. Pour cela, ils doivent exporter plus et obtenir un solde net positif de
leur balance commerciale et donc promouvoir une politique d’austérité (réduction
drastique des dépenses publiques, maxi dévaluation). Au total, les exportations
vont dépasser les importations de quelques trente pour cent et le service de la
dette représentera entre deux et cinq pour cent de l’ensemble des richesses
produites (PIB) selon les pays et les années, c'est-à-dire davantage que ce qui
avait été imposé à l’Allemagne après la première guerre mondiale, par le Traité
de Versailles, au titre des dédommagements de guerre. Les flux nets de capitaux
sont inversés : l’Amérique latine exporte davantage de capitaux qu’elle en
reçoit (voir graphique1).
Le prix à payer est
extrêmement lourd : dépression sur dix ans en raison surtout de la
réduction des dépenses publiques, puis de la
baisse de l’incitation à investir, hyperinflation pour de nombreux pays suite
aux dévaluations massives, hausse de la pauvreté et des inégalités. Dans ce
contexte, les pauvres souffrent d'autant plus de l'inflation qu'ils sont
pauvres. Le service de la dette externe est une dépense devant être budgétée
pour deux raisons : une partie importante de la dette totale est publique,
le risque de change de la dette privée est très souvent pris en charge par l’Etat. Le problème à résoudre est
donc le suivant : comment s'approprier les devises
Graphique 1 : Transferts nets de ressources (en pourcentage du PIB
au prix courants)

Source : Cepal sur la base des chiffres officiels. a/Le transfert
net de ressources (TNR) se calcule en retirant des entrées nettes le paiement
des intérêts de la dette et les dividendes. Les entrés nettes de capital
correspond au solde du compte capital et financier moins les erreurs et
omissions, les prêts et l’utilisation du crédit du FMI et les financements à
caractère exceptionnel. Les chiffres négatifs indiquent des transferts de
ressources vers l’extérieur. b/ équivaut aux entrées nettes d’investissement
étranger direct (IED) moins les remises nettes de dividendes; c/ équivaut aux
entrées nettes de capitaux distincts de l’IED, moins le paiement net des
intérêts ; d/ estimation préliminaire
dégagées par les dévaluations pour financer le service de la dette
externe, compte tenu qu'il n'est pas possible d'augmenter le taux d'épargne
global. Les maxi-dévaluations, jointes à la poursuite d’une politique
protectionniste, visent à dégager un solde positif de la balance commerciale et
à produire les devises nécessaires au service de la dette externe, précipitent
la hausse des prix vers des niveaux très élevés et augmentent de facto l’épargne
forcée. Elles constituent ce que les économistes latino-américains
néo-structuralistes ont nommé un « choc d'offre ». L’Etat émet des
bons du Trésor dont les taux sont indexés à l’inflation passée, puis ensuite, à
l’inflation anticipée (c'est-à-dire en fait au taux de change côté au parallèle,
ce dernier étant le meilleur
indicateur de l’inflation future). C’est donc le contexte hyper inflationniste
crée qui, paradoxalement, rend attrayants les bons du Trésor émis par l’Etat.
L’appauvrissement absolu des uns permet l’enrichissement absolu des autres comme
si le « jeu » était à somme nulle. Le transfert d'une partie de
l'épargne interne peut se réaliser alors mais il n'est rendu possible que parce
qu'un processus d'épargne forcée s'est déroulé, et au prix d'une dollarisation
plus étendue. Tout se passe comme si c’était l’épargne forcée (en monnaie
locale) qui finançait le service de la dette externe (en dollars), tant que le
taux d’épargne volontaire n’augmente pas.
La
dette externe enfante une dette interne difficilement contrôlable, de plus en
plus lucrative pour les banques et une faible fraction de la population. Le
service de la dette a également des effets désastreux pour la majorité de la
population et plus particulièrement sur les catégories les plus modestes, mais
un effet bénéfique pour une faible minorité, ainsi que nous venons de le
voir.
Les
bons du trésor sont préférés de plus en plus à l’investissement productif car
ils sont plus lucratifs. Le partage entre l'investissement et les placements, de
plus en plus spéculatifs et portant sur un nombre relativement restreint de
produits financiers, tend à se faire de plus en plus en faveur des seconds, plus
rentables à court terme et plus attrayants en raison des risques considérables
des engagements à long terme lorsque l'hyperinflation se maintient à des
niveaux élevés, voire se développe. Avec la détérioration de la situation
économique et le passage à des paliers de très haute inflation, l'achat par les
entreprises de bons du Trésor et le
poids croissant de ces achats dans leur bilan, devient un moyen de se protéger
des méfaits de l'inflation pour certains, et pour d'autres, moins nombreux, de
s'enrichir grâce à la spéculation. Le taux
d’investissement chute, surtout dans les périodes de crise ouverte (voir
graphique 2). La financiarisation des entreprises a deux conséquences. La
première concerne l'obsolescence rapide des techniques de production et la
difficulté à assumer la concurrence internationale lorsque les frontières
s'ouvrent et que diminuent les subventions, du fait de la
baisse des investissements. La chute du taux d’investissement n’est cependant
pas provoquée uniquement par la part croissante prise par la finance. De fait,
la relation est plus complexe. Les politiques macro économiques mises en place
par les gouvernements afin de satisfaire plus ou moins les exigences imposées
par le fonds monétaire international (FMI) et obtenir ainsi des
« facilités » de paiement de leur dette externe, limitent la
progression des dépenses publiques et réduisent fortement celles de
fonctionnement et surtout d’investissement. Lorsque le degré
d’ouverture des économies est relativement faible, ainsi que c’était le cas des
économies latino américaines dans les années quatre vingt, la réduction des
dépenses publique a un effet dépressif sur le niveau d’activité. Dans ce
contexte et cause de lui, les investissements privés baissent. La crise, et le
passage de la forte inflation à l’hyper inflation évoquée plus haut, favorise
les placements spéculatifs dans des bons du trésor plus lucratifs que
l’investissement productif. Ce n’est donc pas la substitution investissement -
placement financier qui est, directement, à l’origine soit du ralentissement
économique, soit de la crise inflationniste, mais la récession hyper
inflationniste provoquée par la politique restrictive des dépenses publiques, et
le transfert net consécutif de capitaux vers l’extérieur, qui favorise cette
substitution. Celle-ci accentue l’effet dépressif dans cette phase de très haute
inflation et de dépression économique.
Graphique 2 : taux de croissance et taux de formation brute de
capital fixe
Source : graphique
établi à partir de données de la Cepal, empruntée à G.Moguillansky
(2003) : « Inversion y volatilitad financiera en america
Latina » Revista de la Cepal n°77. L’intérêt de cette présentation est
qu’elle établit oppose deux périodes : la première, celle de la
substitution des importations lourde caractérisée par un taux de croissance et
un taux de FBCF relativement élevés, puis une seconde avec un taux de croissance
et un taux de FBCF faibles. Il aurait été probablement plus opportun de
distinguer trois périodes en découpant la seconde en deux parties, celle des la
gestion hyperinflationniste de la dette et celle de l’ouverture.
On
comprend aussi que le problème des effets de la finance doive être vu à deux
niveaux, celui macro économique et celui des entreprises. C’est le service de la
dette externe, financé sur ressources propres dans un contexte d’économies
fermées, qui génère la profusion de produits financiers, eux mêmes source d’une
élévation considérable d’une dette interne, le plus souvent à un terme
relativement court. Le poids croissant de la finance ne provient pas tant d’une
complexification de l’économie, comme dans les pays développés, que de la
contrainte externe dont le service de la dette externe est la manifestation.
Dans ce contexte, les banques ne jouent plus le rôle d’intermédiaires vis-à-vis
des entreprises, mais vis-à-vis de l’Etat en souscrivant des titres de sa dette
interne, hautement lucratifs, et en les plaçant aussi auprès des ménages et des
entreprises, plutôt qu’en offrant des crédits aux entreprises, moins lucratifs
bien que les taux d’intérêt soient élevés et volatils.
A
un niveau macroéconomique, les profits croissants du secteur financier, de moins
en moins générés par une amélioration de la base productive (diminution du taux
d'investissement, vieillissement rapide), sont de plus en plus produits par une
diminution du salaire réel. Dans les années quatre vingt, la valorisation du capital retrouve
alors des formes anciennes : elle repose sur des mécanismes de plus value
absolue archaïques (allongement du temps de travail souvent par multiplication
des emplois pour survivre, en raison de la réduction du pouvoir
d’achat). Les transferts
de valeur se font alors de manière archaïque, un peu comme au temps jadis où les
entrepreneurs ne concevaient comme moyen d'extraire d'avantage de plus value que
l'allongement du temps de travail ou la surexploitation des travailleurs en
réduisant le taux de salaire. Si nous supposons que le taux de rentabilité est
inférieur au taux d’intérêt indexés versés sur les bons du trésor émis par le
gouvernement, on peut considérer qu’une partie des profits industriels dégagés
se destinera à l’achat de ces bons, au détriment de l’autofinancement. Le taux
d’investissement baissera et la rentabilité industrielle future sera d’autant
compromise. Un cercle vicieux est alors déclenché qu’il devient de plus en plus
difficile de rompre. La baisse de la rentabilité industrielle suscite cependant
des réactions pour la rétablir. Dans ce contexte de financiarisation, la
rentabilité financière n’est pas rétablie par une utilisation plus intensive des
technologies nouvelles nécessitant une augmentation de l’investissement, sauf à
dépasser ce contexte…Elles ne peuvent donc provenir que d’une diminution des
charges salariales grâce à une baisse des salaires réels. Cette baisse
des revenus est à l’origine d’un allongement du temps de travail, souvent dans
des activités informelles Nous
sommes donc en présence d’un retour, sinon d’un renforcement, de modalités
archaïques d’exploitation de la force de travail.
Continúa...